Mobilisation, jour du bonheur : Guerre et en même temps Paix

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Il faudrait pour décrire ce qui se passe en Ukraine et dans le monde un Léon Tolstoï qui aurait lu Edgard Morin, afin d’insérer la tragédie qui frappe le pays en guerre dans le grand spectacle social et politique qui promeut la révolution mondiale. Pendant que la mobilisation potentielle de 20.000 hommes par la France et l’utilisation des revenus des avoirs russes gelés prévue par l’Europe suscitent la colère du vice-président de la Douma, Piotr Tolstoï, et du Kremlin, l’univers « en paix » a célébré le jour du bonheur comme il célèbre celui des femmes, du dépassement ou des zones humides, pour faire avancer la gouvernance mondiale. Un moment surréaliste dans la psychose de guerre que répandent les médias.

 

Mobilisation de 20.000 hommes en 30 jours

Les tribunes dans les grands quotidiens sont le moyen de communication politique à la mode en France. L’affaire Depardieu en a foisonné, et c’est la voie qu’a choisie Pierre Schill, chef d’état-major de l’Armée de terre pour exposer ses vues sur la guerre en Ukraine. Estimant que « le retour à la violence guerrière s’impose en miroir de l’affaiblissement des règles internationales », il préconise une augmentation du « volume de force », avançant que la France peut mobiliser « 20.000 hommes dans un délai de trente jours », ce qui à terme pourrait lui permettre de fournir un corps d’armée à une éventuelle coalition, « soit jusqu’à 60.000 hommes ». Piotr Tolstoï a répondu sans trop de nuances : « Ça va se terminer par les cercueils à Orly et ce ne sera pas Macron qui va les accueillir là-bas à l’aéroport. »

 

L’Europe habituée à la paix n’a plus les moyens de faire la guerre

Cet échange d’allure homérique masque une réalité numérique simple : depuis 1997 et la suppression du service militaire par Chirac, la France n’a plus qu’une armée « bonsaï », de bonne qualité mais de petite quantité. La Russie, deux fois plus peuplée que la France, et sous les ordres d’un président autoritaire pratiquant la conscription, a eu du mal à mobiliser 130.000 hommes à l’automne dernier : chez nous, une fois comptés les 77.000 professionnels de l’armée de terre, les 40.000 de l’air et les 34.000 de la marine, la réserve théorique mobilisable se monte à 140.000 hommes maximum, dont 40.000 volontaires de la réserve opérationnelle – c’est sur elle que Schill envisage de prélever 20.000 hommes en un mois. Tout cela fait bien peu, et l’on ne parle ici ni de l’armement et des munitions, ni de la motivation de l’ensemble en cas de guerre de grande intensité : c’est un bien ou c’est un mal, mais c’est un fait, les peuples d’Europe occidentale, le français en particulier, ne sont plus élevés dans l’idée d’une guerre possible et se trouvent de ce fait en position de faiblesse. Il en va de même du peuple américain, que seule la supériorité technique et numérique de l’armée US a préservé dans les dernières guerres – et encore, pas toujours, on l’a vu au Viêt-Nam face à un ennemi rustique, accrocheur et sans scrupule.

 

L’incroyable classement du bonheur dans le monde

L’Occident est tout entier embarqué, ou enferré, dans un projet de révolution globale sous le drapeau arc-en-ciel vers un monde sans frontière, une utopie iréniste que résume la chanson de John Lennon, Imagine. Il est à cet égard caractéristique que la passe d’armes sur la potentielle mobilisation française ait eu lieu le jour où l’ONU célèbre le bonheur, l’ONU qui a mis à l’honneur le Bhoutan, pays inventeur de la notion de Bonheur Brut, destiné à remplacer à celle, trop terre-à-terre, de produit intérieur brut. Le jour où le rapport annuel sur le bonheur parrainé par l’ONU a rendu son classement : la Finlande est la première, suivie par le Danemark, l’Islande et la Suède, l’Afghanistan dernier, les USA 23e, l’Allemagne 24e et la France 27e. On sait bien que ces classements n’ont aucun sens, pas plus que la notion de bonheur brut, que tout dépend des critères choisis et des observateurs qui rapportent, mais quand même, cette mascarade a un sens politique. Une pédagogie. Aucun grand pays n’est dans le Top 10, comme si exercer des responsabilités militaires et politiques empêchait le bonheur. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, nous devons donc dépasser l’histoire.

 

Cette guerre qui sert à faire souhaiter n’importe quelle paix

Quelle est la leçon des paroles de Pierre Schill ? Que la France n’a pas les moyens d’une guerre de grande intensité, donc pas la volonté. Que la guerre est terrible. Qu’il faut trouver un autre moyen. Après ses rodomontades sur la capacité nucléaire de la Russie et les remarques amères de ses subordonnés, Vladimir Poutine a également tenu des propos plus modérés : « J’aimerais que la France ne joue pas ce rôle qui ne fait qu’aggraver le conflit, mais qu’elle fasse plutôt quelque chose pour trouver des solutions pacifiques. La France pourrait jouer ce rôle, mais tout n’est pas encore perdu. » Pas plus que ses homologues occidentaux il ne souhaite l’affrontement, qui serait forcément très coûteux. Chacun fait avancer par la guerre l’idée que l’ordre international actuel est insuffisant pour maintenir la paix. Et en même temps chacun veut obtenir dans l’organisation de la paix future la plus grosse part de gâteau possible.

 

Une mobilisation générale en faveur du bonheur

Le danger dans ce jeu de dupes serait que l’un ou l’autre ne soit trop gourmand. Selon le commissaire européen pour les affaires étrangères Josep Borell, les avoirs russes gelés par l’UE se montent à 200 milliards d’euros, produisant 3 milliards d’euros de revenus par an, avec quoi l’Union prévoit d’acheter des armes à l’Ukraine : un vrai casus belli pour le porte-parole du Kremlin, Dimitri Preskov, qui parle de « vol ». Il a été très clair : « Les Européens doivent être bien conscients des dégâts que de telles décisions pourront causer à leur économie, leur image, leur réputation de garants fiables de l’inviolabilité de la propriété. Les personnes, les Etats, qui seront impliqués dans la prise de telles décisions, deviendront naturellement l’objet de poursuites pendant de nombreuses décennies. » C’est net, mais c’est limité. C’est la guerre, mais c’est en même temps la paix, ce ne sont que des menaces personnelles.

 

Pauline Mille