Au “World Government Summit”, intelligence artificielle et rêves transhumanistes de Klaus Schwab

World Government Summit transhumanistes
 

Le World Government Summit se tient depuis dimanche à Dubaï, dans les Emirats arabes unis, réunissant des chefs d’Etat – parmi lesquels le chouchou du moment, le président indien Narendra Modi –, des responsables de gouvernements, d’entreprises et d’associations ainsi que d’institutions internationales, mais aussi des « maîtres à penser » qui viennent y discuter depuis 2013 des perspectives d’avenir dans un monde globalisé. Rien ne distingue particulièrement ce rendez-vous d’autres similaires, tel le Forum économique de Davos qui opère aussi le rapprochement entre responsables politiques et représentants des sociétés multinationales ; d’ailleurs, pour l’édition 2024, Klaus Schwab faisait partie des intervenants. Il y a répété son rêve transhumaniste : il envisage « une nouvelle aurore de la civilisation humaine ».

L’accent de cette rencontre du Sommet mondial des gouvernements (à moins qu’il ne s’agisse du Sommet du gouvernement mondial, les deux traductions sont possibles) était mis sur l’innovation technologique, tout cela en conformité avec des objectifs du développement durable de l’ONU.

Le thème pour 2024, « Donner forme aux futurs gouvernements », affiche bien la couleur : il s’agit d’orienter l’exercice du pouvoir, tout en donnant largement la parole aux promoteurs de l’intelligence artificielle, et en insistant comme toujours dans les rassemblements mondialistes sur la résolution de problèmes présentés comme mondiaux à travers la coopération internationale. Plus de 300 ministres étaient présents parmi les milliers de participants, avec 120 délégations gouvernementales ainsi que 85 organisations internationales, régionales et inter-gouvernementales. C’est ainsi la directrice exécutive du Fonds Monétaire International, Kristalina Georgieva, qui a pris la parole lors de la session d’ouverture aux côtés de personnalités émiraties.

 

Le World Government Summit de Dubaï, jumeau de Davos

Le programme des rencontres proposait des sessions plénières faisant intervenir des personnalités comme Narendra Modi, Dilma Rousseff, ou encore le président de la République communiste de Cuba, Manuel Cruz.

Des dizaines et des dizaines de tables rondes se sont succédé, impossibles à détailler toutes. Contentons-nous de quelques impressions très parlantes : ainsi, plusieurs séances étaient consacrées à la « vie algorithmique », et la manière dont les gouvernements assumeront l’avenir digital. Le point de vue est optimiste, la discussion portait notamment sur la manière de faire accepter tout cela par les citoyens, malgré la « technophobie ».

Très présents, les spécialistes de l’intelligence artificielle ont pu s’exprimer à plusieurs reprises : parmi eux, le scientifique Yann LeCun qui travaille chez Meta sur l’IA ; Jonathan Ross, fondateur de Groq, pour évoquer la manière dont il y a peut générer des idées nouvelles et innovantes, et comment les êtres humains et l’IA en viendront à collaborer, Sam Altman, de ChatGPT…

Certains thèmes retenus sont également très révélateurs. Il en va ainsi d’une intervention d’un représentant de l’école de Florence de gouvernance transnationale – sur place, en Italie, François Hollande est attendu jeudi pour donner une conférence… Benjamin Rapoport, cofondateur de Precision, dans le cadre du thème « leadership et agilité », est venu parler de la possibilité de connecter le cerveau humain à l’intelligence artificielleà des fins vertueuses, bien entendu, comment imaginer le contraire ?

Il a été question de santé : le directeur général de l’OMS, Tedros Ghebreyesus, a expliqué en plénière pourquoi l’adoption de l’accord sur les pandémies est d’une importance « critique » pour l’humanité.

Il a été question de la manière de « générer du revenu par les réformes de l’administration fiscale », avec des orateurs d’Afrique du Sud, de Jordanie et du FMI.

 

Des fadas au World Government Summit : l’intelligence artificielle admet tout

Plus déjanté : Jane Lawton, membre d’Earthspecies, a eu 20 minutes pour répondre à la question : « L’IA nous permettra-t-elle de comprendre et de communiquer avec les animaux ? » Cela pourrait modifier au bout du compte la manière dont nous serons reliés à la nature, nous dit l’agenda de l’événement. Décoder le langage des espèces non humaines passe ici par l’idée que les autres espèces « pensent », comme le dit le site d’Earthspecies. Derrière la fascination face au monde animal, il y a la volonté de minimiser ou de nier la spécificité humaine…

Plus déjanté encore : le philosophe expérimental et l’artiste conceptuel Jonathon Keats a eu droit à 40 minutes, lui qui a tenté de créer génétiquement Dieu (qu’il voit comme apparenté à la cyanobactérie…) en laboratoire avec une équipe de généticiens de Berkeley. Il est connu pour avoir a mis son propre esprit sous copyright, il a fait une exposition d’« art abstrait extraterrestre », il a inventé une sonnerie silencieuse pour téléphone portable basée sur 4’33”, la composition muette de John Cage… Plus récemment, il a commencé à « produire de la pornographie pour Dieu ».

Inviter un tel fada (très habile pour récupérer de l’argent à travers ses « expériences mentales », cela dit) en dit long sur l’état d’esprit des organisateurs du World Economic Summit. Sont-ce les participants qu’ils prennent pour des idiots, ou sont-ce les participants dans leur ensemble qui envoient un pied-de-nez méprisant au reste de l’humanité ?

 

Au World Government Summit, les transhumanistes sont au centre

On est aussi interloqué par leur choix d’inviter journaliste Tucker Carlson, qu’on croyait proscrit. Il revenait à peine de son interview controversée avec Vladimir Poutine. Carlson a été viré en avril dernier de Fox News et a fondé son propre réseau d’information. On lui a confié une session dans le cadre du thème « accélération et transformation du gouvernement ». Il a critiqué le transhumanisme, assurant que l’humilité est signe de sagesse : celle qu’il avait constatée chez le matin même chez cheikh Mohamed ben Zayed, président des Emirats, qui avait répondu « Je ne sais » à une de ses questions. Du jamais vu au cours de toute sa carrière de journaliste, s’extasiait Tucker Carlson. Il a ajouté que les transhumanistes qui « se prennent pour Dieu » sont « très dangereux » et que leurs agissements « aboutiront à ce que beaucoup de gens seront tués ».

Relativisant les différences entre les grandes religions du monde, il a également déclaré : « Je partage le monde non pas entre musulmans, juifs, chrétiens ou bouddhistes. Je partage le monde entre ceux qui pensent qu’ils sont Dieu et ceux qui savent ne pas être Dieu. » C’est un peu court, et montre que l’incompatibilité entre Tucker Carlson et les grands de ce monde n’est peut-être pas aussi importante qu’on ne le prétend communément.

Pour ce qui est de Klaus Schwab, qui intervenait en plénière lundi sous l’intitulé : Civilisations de demain : construites pour échouer ou pour s’élever ?, il a évoqué « la transition de l’humanité vers une nouvelle ère, (…) vers l’ère intelligente ». Il a lu un résumé réalisé par ChatGPT de la longue « conversation » qu’il a eue avec l’outil d’IA générative pour que celui-ci définisse cette « ère intelligente » en vue de son intervention. Ce sera « une nouvelle aurore de la civilisation humaine, qui harmonisera la technologie avec les aspirations et les besoins les plus profonds de l’humanité ».

Il a poursuivi sa lecture : « Cette mission se déploie dans une société où l’intelligence artificielle, la robotique, l’internet des objets, l’impression 3D, l’ingénierie génétique et l’informatique quantique deviennent les fondements de notre vie quotidienne, tout en étant guidés par un profond respect des valeurs humaines, de la créativité et du monde naturel… Dans cette nouvelle ère intelligente, la technologie n’est pas simplement un outil ou une extension des capacités humaines ; elle est un partenaire dans la construction d’un monde où chaque individu a la possibilité d’atteindre son plein potentiel. »

Une fois le résumé lu, Schwab a échangé avec l’hôte du Sommet, répétant une de ses marottes : dans ce « nouveau monde », il y aura « une fusion de nos dimensions physiques, numériques et biologiques ».

Mais là encore, il y eut un détour par la peur instrumentalisée : « Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est que ces technologies, si nous ne travaillons pas ensemble à l’échelle mondiale, si nous ne formulons pas, si nous n’élaborons pas ensemble les politiques nécessaires, échapperont à notre pouvoir de maîtriser ces technologies. »

Peur justifiée ? Sans doute. Ce qui est remarquable dans ce contexte, c’est l’optimisme transhumaniste de Schwab. Espère-t-il par hasard ne pas mourir avant que l’immortalité terrestre ne lui soit acquise à travers la fusion de l’homme et de la machine ?

 

Jeanne Smits